La notion d'indicible appartenait à l'origine au vocabulaire religieux. Dans la tradition hébraïque, le nom de Dieu, le tétragramme YHWH, est imprononçable. Le nom est à la fois révélé et indicible : ce qui est donné par les consonnes est soustrait par le vide entre elles. Révélation et occultation, présence et absence, dicible et indicible sont indissociablement mêlés.
    Cette notion complexe habite depuis toujours la pensée et la littérature, variant nécessairement au cours des siècles et de l’histoire. Nous avons choisi de limiter résolument le sujet en cherchant à cerner les mutations de l’indicible au XXe siècle dans l’espace franco-germanique. Toutefois, sans remonter jusqu’aux origines, on ne peut pas ne pas interroger l’évolution de la notion à l’aube de l’ère moderne, au XVIIIe siècle.
    La sécularisation de la pensée religieuse au XVIIIe siècle n’est pas sans répercussion sur le sens du mot, qui se vide peu à peu de son contenu originel. Comme le montre Gérard Laudin dans son parcours à travers différents textes, l'indicible, au temps des Lumières, renvoie moins à l'extase religieuse qu’à une intensité de sentiments, d’émotions, d'états d'âme, qui procurent à l'homme le sentiment d'ineffable ; ainsi l'adjectif semble-t-il avoir contribué  à « une démarche intellectuelle » qui finit par reconnaître que la « sensation-perception est un acte cognitif ». Pour l'homme des Lumières qu'est Freud, le « sentiment océanique », que Romain Rolland associe à l’ineffable mystique, ne peut avoir d'autre origine que psychique. Après avoir, à peu près à la même époque, été exclu du domaine philosophique par Wittgenstein, l'indicible n’échappe pas à la rationalisation psychanalytique : il apparaît comme n’étant rien d’autre que « ce qui, à se répéter, se dit et ne se dit pas », selon la formulation de Fernand Cambon, c'est-à-dire en quelque sorte le retour du refoulé ; à ce titre, il est appelé, dans l’absolu, à devenir conscient et à être dit. Lacan, différemment de Freud, « dira que le réel, le trauma, la jouissance font trou dans le tissu signifiant ». Les signifiants, ainsi d'ailleurs que les représentations, ne peuvent certes dire, mais du moins venir « border » le trou en question.

    Très proche de l'indicible est en effet la notion d'irreprésentable; elles étaient toutes deux liées dans la tradition hébraïque, puisqu'à l'imprononçable du nom de Dieu s'ajoutait l'interdit biblique de la représentation. Notons que Jean-Luc Nancy remarque à ce propos, dans un article de la revue Le Genre humain paru en 2001, que c'est moins la représentation qui est proscrite que celle de la « présence intégrale »1
. L'interdit est l'expression d'un Dieu « qui ne s'en prend nullement à l'image, mais qui (dans un cas comme dans l'autre) ne donne sa vérité que dans le retrait de sa présence ». De façon bien différente mais cependant comparable, l'idéalité grecque abaisse les formes ou images intelligibles au rang de reflets dégradés de l'Idée.

    Ce lien originel entre indicible et irreprésentable apparaît nettement dans la poésie de Rilke, plus précisément dans sa conception de la figure — mais pour y être déconstruit. Karine Winkelvoss met à bas en premier lieu l'idée selon laquelle l'indicible rilkéen relèverait de l'Idée ou d'une quelconque transcendance. Selon elle, il est tout entier immanence: « l'indicible et l'intangible ne sont justement pas un au-delà désincarné, immatériel, abstrait, mais exactement le contraire — l'ici-bas du corps, de la sexualité ». Par ailleurs, la conception selon laquelle invisible et indicible seraient associés est également remise en question. Il apparaît en effet au contraire que « ce qui, dans le langage, fait silence, s'avère être exactement aussi ce qui fait image ». L'image peut donc déjà être considérée, dans la poésie de Rilke, comme une forme de représentation de l'indicible, sa visée poétique étant « d’articuler le dehors et le dedans du langage ».

    Après la Seconde Guerre mondiale, on ne peut plus évoquer l'indicible sans faire surgir l'horreur de la Shoah — ce volume en témoigne : l'ombre de la Shoah y est partout présente. « Le mot indicible peut difficilement être prononcé aujourd'hui sans faire référence à l'univers concentrationnaire qui a blessé le cœur de l'Europe civilisée en plein XXe siècle », remarque Françoise Collin analysant ce qui rapproche et ce qui différencie la déconstruction du Discours telle que la menèrent, chacun à sa façon, Hannah Arendt et Maurice Blanchot, ainsi que leur analyse du nécessaire et problématique témoignage sur la Shoah. La conception de la « parole fragmentaire » semble toutefois, au moins chez Blanchot, précéder la réflexion sur l'univers concentrationnaire des camps. Est-ce là la conséquence de l'expérience fondamentale, originelle de la « mort désormais toujours en instance », telle qu'il la vécut très tôt, mais ne la donnera à voir que bien plus tard dans L'Instant de ma mort ? En tout cas, c'est bien la béance terrible de la mort qui (ré)introduit, en ce milieu du XXe siècle, l'indicible dans le corps même du dit, « le dis-cours apparai(ssant) comme un cours toujours interrompu — pur mouvement du différé » et ouvrant ainsi la voie à la pensée post-moderne.

    C'est d'une tout autre façon que Theodor W. Adorno réfléchit sur l'indicible, dont il fit un synonyme de Shoah. Dans ses œuvres majeures, cette notion lui permit de démasquer la barbarie de la culture dont l'Occident s’est toujours glorifié. Mais, « comme Adorno ne se limite jamais à la polémique », Norbert Waszek s'attarde sur une facette peut-être moins connue, mais extrêmement intéressante de l’œuvre du philosophe : ce qu’il appelle ses « propositions constructives » ; c’est ainsi qu’il analyse la façon dont Adorno explora des pistes devant aboutir « à un véritable travail sur la mémoire, notamment dans le domaine de l'éducation ».

    La poésie de Celan compta parmi les très rares réalisations artistiques contemporaines qu'Adorno « reconnut sans réserve ». Celan, on le sait, fut confronté, comme beaucoup d'autres écrivains et poètes germanophones de l'immédiat après-guerre, à la difficulté d'écrire dans une langue corrompue et souillée par le nazisme. Marco Pajevic nous explique, en parcourant un grand nombre de poèmes, par quels moyens stylistiques le célèbre poète, avec une radicalité inégalée, mit en œuvre le silence comme mode de parler — trace d'une déchirure à jamais ouverte entre le Celan qui avait échappé à l'horreur des camps et celui qui y était resté, avec ses parents assassinés. Ilse Aichinger, née un an seulement après Celan, mais à Vienne, d'un père catholique et d'une mère juive, publia dès 1948 l'œuvre la plus importante, en Autriche, de l'immédiat après-guerre, intitulée paradoxalement Le plus grand espoir, « l'un des tout premiers témoignages littéraires d'un destin sous le nazisme ». Dans ce très beau roman, Ilse Aichinger, invente, selon les termes de Ingeborg Rabenstein-Michel, une « forme de fictionnalisation du témoignage », c’est-à-dire de l’indicible, mêlant rêve et réalité, inscription du traumatisme et espoir d'utopie — une écriture unique et absolument novatrice de la mémoire et de l'Histoire. Ingeborg Bachmann — l'Autrichienne protestante dont le père, on l'a appris très récemment, fut engagé dans le parti national-socialiste dès 1932 — fit sa connaissance après son arrivée à Vienne, à la fin des années quarante, et fut fortement impressionnée par l'écriture de sa compatriote. Comme par sa rencontre avec Paul Celan. L'indicible trace là, dans cet immédiat après-guerre, autour de ces trois écrivains géniaux, aux destins si différents, mais confrontés au même désastre, puisque nés tous les trois dans les années vingt, les liens d'une communauté littéraire dont il n'y a pas d'équivalent en France. Ingeborg Bachmann, la cadette (née en Carinthie en 1926), partie de Wittgenstein et de Heidegger, et rencontrant un jour Maurice Blanchot et son œuvre, en arrive pour sa part à préfigurer métaphoriquement une utopie du rapport à l'autre très proche, selon Françoise Rétif, de celle qu'élaborera philosophiquement  plus tard Jean-Luc Nancy, lui-même, comme Derrida, dans le sillage de Blanchot. Loin d’être rejeté vers un ciel transcendant ni même du côté de l’expérience mystique, l'indicible semble finalement devoir être rapporté chez elle à la recherche d’un lieu où « aborder » l’autre en ménageant « l’entre », qui à la fois sépare et lie. Bachmann esquisse ainsi la pensée d’un indicible qui trouverait sa place au sein d’une mimesis du partage, une fois dévoilée la terrible collusion de la mimesis du sacrifice avec le meurtre.

    Les écritures de Thomas Bernhard et de W. G. Sebald, nés respectivement en 1931 et en 1944, tous deux exilés, l'un au sein même de la très catholique Haute-Autriche, l'autre loin de la non moins catholique Bavière, sont elles aussi indissociables du traumatisme que représenta dans leur vie l'indicible extermination des juifs — extermination qui, a posteriori, et vue dans la perspective qui est la nôtre, apparaît comme le trou noir dans lequel est aspiré tout le XXe siècle. Eva Werth expose les tours et les détours, les stragégies narratives de la démarche au plus haut point paradoxale de Thomas Bernhard, ce « paroxysme du paradoxe » qui consiste à « écrire une vie à travers son extinction, tout en la fixant à jamais par l'écriture même ». Il faut savoir que Auslöschung, le titre allemand de l’autobiograpie étudiée, ne signifie pas seulement extinction, mais aussi anéantissement, la « solution finale » dans le vocabulaire nazi. Thomas Bernhard retourne le mal contre les bourreaux: il s'agit moins pour lui de narrer une vie ou de témoigner, que de construire l'a-néant-issement de toute une vie, de toute une famille, un pays, un passé. L'indicible est le projet littéraire.

    Appartenant à une autre génération, dont la jeunesse s'est passée à l'ombre du refoulement du national-socialisme, ce sont de tout autres procédés narratifs qu'invente W.G. Sebald pour inscrire la Shoah dans les nouvelles qui composent Les Emigrants et « perpétuer ainsi le souvenir des disparus juifs ». Ruth Vogel-Klein analyse précisément les « détours de la mémoire » de l'écriture complexe de Sebald recourant rarement à la représentation directe pour privilégier les procédés de cryptage et ceux encore plus subtils consistant à masquer la trace de l'indicible au sein même de l'écriture.

    Les écrivains autrichiens que nous venons d'évoquer, ainsi que Celan (qui, selon le dictionnaire, est un poète français d'origine roumaine mais de langue allemande) et l'anglo-bavarois (!) Sebald, ont un point au moins en commun: la représentation du génocide dans leurs œuvres est cryptée, fragmentée, décalée, dans chaque cas sur des modes très différents bien sûr. Loin de chercher à dire l’indicible , ils l’ont inscrit au cœur même du texte, ce qui leur a permis d’inventer d’autres formes d’écritures.

    Avec l'analyse que nous propose Carola Erbertz nous abordons un autre mode de représentation d'Auschwitz: celle du témoignage proprement dit. Robert Antelme, le communiste rescapé des camps, tenta dès 1947 de mettre en mots l'expérience de l'indicible dans L'espèce humaine. La comparaison de cette œuvre avec celles d'Edmond Jabès, qui échappa à l'horreur des camps, mais ne put échapper à la nécessité de l'écrire, tout en étant convaincu de l'inadéquation des formes traditionnelles pour le faire, met en lumière la différence essentielle entre l'écriture de l'impossible témoignage et la crise de l'écriture après Auschwitz. « L'on trouve chez Antelme (…) une écriture sur les camps, tandis que chez Jabès, c'est la rupture totale qui marque l'écriture après les camps ».

    Cependant, il est un genre qui, de tout temps, avant même cette rupture, a témoigné de la difficulté de raconter, lorsqu'on est confronté à l'indicible : le journal. L'indicible, quel qu’il soit, se trouve au centre du journal intime. N'écrit-on pas à soi-même, pour soi-même, parce que quelque chose cherche à se dire qu'on n'arrive pas à dire ? Le début du journal de Kafka est révélateur à ce sujet : l'écrivain ne cesse, de façon obsessionnelle, de tenter de faire le bilan de son éducation, comme pour faire surgir et bannir une part haïe, inconnue et incontrôlée de lui-même. Florence Bancaud étudie, à propos des journaux non seulement de Kafka, mais aussi de Anne Frank, Marguerite Duras (La Douleur) et Imre Kertész (Un autre), toutes les techniques et stratégies discursives pour surmonter « l'indicible douleur de l'enfermement ». Trois de ces auteurs ont connu, directement ou indirectement, l'univers concentrationnaire. Kafka, lui, a connu l'enfermement dans un corps, une image, une identité qu'on cherchait à lui imposer, dans un sentiment de culpabilité torturant, ainsi que dans « l'écriture contre la vie », cet enfer qu'il s'imposait à lui-même. Le journal intime est d’autant plus l’exutoire de l’indicible douleur de l’enfermement qu’il est lui-même ouvert, fragmentaire, in(dé)fini, inaccompli. Il est de nature paradoxale : il prétend tout dire, et révèle en fait l’immensité de l’indicible. Il appelle l'ouvert, l'espace de l'autre, l'espace de l'autre comme absence, sans lequel il n’y aurait pas de journal, car « tout fragment, tout cri, tout silence même font signe vers l'abîme ou le trop-plein ». Le journal est à l’opposé de l’univers concentrationnaire : il désire l’autre dans ce qu’il a de plus « unheimlich ».

    Mais c’est malheureusement à l’univers concentrationnaire que fait essentiellement référence l'indicible au XXe siècle dans l'espace franco-germanique. Il revêt, on a pu le constater, une acception sinistre et sinistrement nouvelle qui jette à jamais l’opprobe sur ce siècle ; cette acception désigne la présence et représentation intégrale de la mort, les milliers de morts qui « se rejoignent d'un coup en un engloutissement décisif et définitif », « Auschwitz qui fait parfois l'effet d'avoir remplacé Dieu ». Dans cette convocation de l’indicible à la présence totale interdite, inversée dans l’horreur, les nazis en sont même arrivés à « vouloir assassiner la mémoire de leur victime », comme le souligne Jean-Pierre Cléro analysant la problématique complexe du « devoir de mémoire ».

    Cependant l'indicible peut également faire lien. C’est là l’autre leçon, quelque peu rassurante, du siècle passé ; ce qui lui permet de faire signe vers l’avenir. Il existe en effet peut-être un indicible qui renvoie, non à la transcendance, mais à l’immanence du lien. Il ne faudrait donc pas chercher à l’exclure du domaine de la pensée ; ni à le résorber dans le dit. Des écrivains, ceux que nous avons évoqués, et d’autres aussi, ont (ré)introduit le non-dit dans le dit, le vide dans le plein, le silence dans la parole, dans l’écriture. Ils nous ont révélé que faire place à l’indicible, c’est ménager l’espace où accueillir l’autre, l’entre, l’indécidable, l’indéfinissable — le contraire de l’univers concentrationnaire, quel qu’il soit, celui de la Shoah, et les autres aussi, qui ne disent pas ou pas encore leur nom et où « les êtres humains ne meurent pas, mais sont assassinés »2. C’est là une découverte que seule la littérature pouvait faire.

    C’est pourquoi les écritures de la mémoire ne peuvent ni ne doivent résorber l'indicible : elles en font état en créant le lien autour de la béance. Ce lien s'établit de génération en génération dans le « passage de témoin », selon la belle expression de Marie-Claire Hoock-Demarle, qui suit les variations à travers le temps de ces écritures plurielles. Ainsi les écritures fictionnelles des jeunes générations répondent-elles aux difficiles témoignages des rescapés en quête des mots qui les ramènent à la vie. De génération en génération, l'écriture fait lien, laisse sa trace sur « l'immense et compliqué palimpseste de la mémoire ». C’est ainsi peut-être que, malgré le terrible trou noir du XXe siècle, « rien n’est perdu »3 — si l’on veut bien imaginer que l’indicible peut être partagé…

1 L’Art et la mémoire des camps, sous la direction de J.L. Nancy, Paris, Seuil, décembre 2001, p. 18.
2 Ingeborg Bachmann, Der Fall Franza (Franza), Avant-propos.
3 Paul Celan, Engführung (Strette).