Pourquoi faire parler de moi ? Le monde n'aime pas m'entendre... Mes oeuvres ressemblent au royaume des cieux en ceci que bien peu de gens souhaitent y pénétrer.
Arnim

    Que connaît-on de Ludwig Achim von Arnim? Son nom, sans doute. Sans doute les contes fantastiques, que Théophile Gautier traduisit en français en 1856, et que André Breton préfaça et réédita en 1933, de nouveau sous le titre de Contes bizarres. Il y eut depuis, bien sûr, d'autres traductions et d'autres éditions. Mais c'est toujours au titre d'écrivain "fantastique" qu'Arnim est inscrit dans nos livres et dans nos mémoires. Encore fut-il éclipsé par son contemporain, E.T.A. Hoffmann, que l'on dit volontiers "plus artiste, plus habile"1que lui, et qui fait autorité - un maître de la littérature fantastique - bien que Isabelle d'Egypte ait précédé Le vase d'or. En France comme en Allemagne, aujourd'hui comme de son temps, il semble bien que l'oeuvre d'Arnim n'ait jamais connu le succès auquel elle pouvait prétendre. Car Arnim déconcerte : on le dit capable du meilleur comme du pire, on regrette ce que l'on appelle le caractère improvisé, le manque de contrôle, voire l'incohérence, de ses textes ; Goethe comparait ses histoires à un tonneau mal cerclé : "tout y ruisselle de tous côtés", disait-il ; Brentano lui reprochait d'avoir dans ses oeuvres le même désordre que dans sa chambre : ses contemporains n'ont pas apprécié son style, et ce n'est pas un hasard si on a retenu de lui jusqu'à maintenant essentiellement des récits comme Isabelle d'Egypte ou Melück Maria Blainville, dans lesquels les excès de la forme sont limités et qui correspondent par conséquent le mieux aux canons du récit en général, et à la conception que l'on s'est faite a posteriori du récit fantastique en particulier. Même lorsque André Breton, plus proche de nous, dévoile chez Arnim des territoires largement Inexplorés qui annoncent les recherches surréalistes et relèvent apparemment beaucoup plus d'une écriture "moderne" que du romantisme, ce sont toujours les mêmes textes que l'on publie.
    Cette édition souhaite donner une autre image d'Arnim, non pas antagoniste, mais complémentaire de celle(s) que l'on se sera faite(s) de lui. S'il y a bien quelque chose dont on puisse être certain, c'est qu'Arnim est un personnage et un écrivain beaucoup trop complexe pour qu'on soit autorisé à lui apposer une étiquette et à l'enfermer définitivement dans une catégorie. Lui-même se défendait d'ailleurs d'appartenir à quelque mouvement que ce fût, bien que son amitié pour Clemens Brentano fût notoire et qu'il ait fréquenté les cercles romantiques de Berlin et Heidelberg. Par leur grande diversité de forme et de ton, les récits jusqu'ici inédits en français (à l'exception de Melück Maria Blainville) que l'on pourra lire dans cet ouvrage contribueront, espère-t-on, à rendre à ce génie singulier, par trop méconnu, la richesse bigarrée, la truculence, l'éclat original de son inspiration. On s'apercevra par ailleurs qu'ils démentent l'idée selon laquelle la veine réaliste et burlesque serait postérieure et opposée à la veine fantastique : il semble qu'elles soient, dès le départ, étroitement imbriquées. Gare aux femmes chasseresses !, datant de 1810, témoigne qu'un certain goût pour le loufoque et la bouffonnerie animait Arnim bien avant qu'il n'écrivît les deux grands contes de 1812 qui l'ont fait connaître et qui font aujourd'hui partie intégrante des anthologies du fantastique. A propos de ces contes, on est d'ailleurs en droit de se demander si la notion même de fantastique n'est pas sujette à caution, ou si du moins ce n'est pas avec quelque précaution que l'on doit y faire référence quand elle est appliquée à Arnim, dont le souci semble être de démontrer la primauté et l'ascendant regrettables de la réalité bien plus que de nous emporter dans les hautes sphères du merveilleux. Ainsi, dans Melück Maria Blainville par exemple, le fantastique est-il peu à peu désamorcé pour laisser place à un réalisme grandissant : la magie assionnée et vengeresse de la belle Melück arrachant le coeur de l'homme qui l'a trahie n'est plus à la fin du récit qu'un artifice, un subterfuge, lui permettant de sauver son amie de la fureur destructrice des hommes, les faits ayant rapidement changé ses prophéties en réalité. De même, que reste-t-il à Mélusine, dans le fragment auquel on prête le même nom - fragment dont la composition date vraisemblablement des années 1820, mais qui fut publié à titre posthume- de l'appartenance au règne de la mère fondatrice, la grande Mélusine, dont nous pouvons imaginer qu'elle existait en des temps reculés et mythiques, sur lesquels Arnim d'ailleurs ne s'attarde pas ? Autoritaire et tyrannique, et prétendant jouer un rôle sur la scène révolutionnaire, elle ne présente plus guère de ressemblance avec l'ondine émouvante et tragique que nous a léguée par ailleurs le romantisme. Son frère, quant à lui, n'hésite pas à suivre les conseils de son père et à renier tout à fait son origine en subissant l'ablation des nageoires emblématiques, de peur de s'exposer à la risée de ses camarades. Mais même ainsi reniées, rabaissées au rang d'accessoires, reléguées dans une vitrine par les esprits scientifiques, comme ces petites nageoires, dans leur étrangeté tendre, nous font rêver ! Sur un mode plus burlesque, La Diligence cassée (1818) commence certes par la vision "surréelle" d'un monde inversé, où la diligence, comme devenue monstrueuse, occupe autant d'espace que l'hôtel de ville, et où les lumières terrestres illuminent le ciel. A ce dépassement à la fois pittoresque et fantastique des limites et des repères succède cependant rapidement la confusion beaucoup plus prosaïque du carnaval humain... Au lieu d'investir le réel, il semble bien que le fantastique ait du mal, chez Arnim, à résister aux assauts de la réalité grotesque ou dramatique de la vie en société. C'est donc l'intuition du détrônement, de la dégénérescence, de la désagrégation irréversibles du "surréel" qui apparaît être au coeur de son intention littéraire.
    Car il existe, à n'en pas douter, dans l'ouvre d'Arnim, une cohérence qui fait de l'incohérence, de la confusion et du déguisement, les lois qui régissent tous les niveaux du récit. Le désordre, le bouillonnement apparemment arbitraires et incontrôlés de la forme des textes les moins normatifs reflètent celle du monde qui est donné à voir. Sous un déguisement grotesque ou bouffon, l'auteur se livre à une satire plutôt corrosive de la société et de la littérature de son temps. Il ne faut donc pas lire ces aspects peu canoniques, déroutants, dérangeants des récits comme une faiblesse de l'écrivain, même si elle l'est peut-être aussi. Il ne faudrait pas y voir non plus uniquement le surgissement d'une "histoire surréelle, au-delà de l'idée, au-delà du projet"2. Il s'agit d'une tentative, peut-être parfois encore mal maîtrisée, mais en tout cas absolument novatrice pour l'époque, de chercher dans le chaos des formes littéraires une réponse au chaos du monde.
     Le traducteur est bien placé pour savoir qu'un texte d'Arnim peut plonger son lecteur dans une certaine perplexité : il prend de grandes libertés avec la grammaire et la syntaxe, il ne veille pas à la vraisemblance de son récit ou oublie de donner au lecteur les informations dont il a besoin pour comprendre le déroulement de la pensée et de l'action, et il arrive qu'on ne sache plus très bien à quel personnage on a affaire, ou que l'on cherche en vain à quoi rattacher tel détail ou tel épisode qui semble avoir été oublié là. On a donc vite fait de mettre cela sur le compte de la négligence ou de l'étourderie, d'une écriture trop rapide, dont le hasard serait l'unique loi. Souvent cependant on s'aperçoit, en prenant le temps de laisser l'esprit flâner autour du texte, qu'on peut reconstituer le cheminement de la pensée. Que de découvertes surprenantes fait-on ainsi parfois ! Bien plus qu'un défaut d'écrivain, le caractère atypique, peu normatif de l'écriture d'Arnim correspond à une vision, certes peu académique, du monde. Les propositions, les phrases, fusent sans introduire le lien logique de la subordination, sans même parfois qu'aucun lien, même associatif, ne soit décelable, elles sont juxtaposées, voilà tout, la pensée, de même, procède par bonds successifs, au lieu de se rattacher au fil d'une action linéaire, les épisodes sortent les uns des autres comme les tubes d'une longue vue. Arnim forge un style, une langue, qui lui sont propres, on a le sentiment qu'il refuse - ou est incapable - de se plier à des lois, même syntaxiques, qui ne seraient pas les siennes. Il avoue d'ailleurs en 1819 : "Pourquoi le monde et la vie spirituelle m'apparaissent-ils si embrouillés ? Je ne me sens apaisé que lorsque je suis emporté par les événements au point d'appeler à l'aide la miséricorde divine. Alors seulement j'ai le sentiment d'avoir touché le sens et la vie véritable de l'histoire, et pour finir je trouve toujours quelque issue."
    A un autre niveau, c'est également en se méfiant des apparences qu'il faut lire des récits tels que Les Travestissements du précepteur français et de son élève allemand (1824) ou La Diligence brisée. Derrière la farce aux ressorts grossiers se cache en effet, dans le premier de ces récits, une satire du roman de formation, et plus précisément sans doute des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, c'est-àdire, selon le mot de Friedrich Schlegel, "une des grandes tendances du temps". Si, d'après le jugement sévère de Novalis, le roman de Goethe, ce "livre fatal et niais, contraire au plus haut point à la poésie (...), une satire de la religion et de la poésie", trahit le romantisme, que dire de la satire de la satire ? Quant à La Diligence brisée, elle tourne en dérision non seulement les héros sacro-saints des Souffrances du jeune Werther, mais aussi probablement Goethe lui-même en la personne du conseiller-imposteur, sans parler de Madame de Staël. Dans ce texte, Arnim jongle avec maestria autant avec les références littéraires qu'avec les mots. Ce sont les mots, les jeux de mots de toutes sortes et de tout acabit qui mènent le texte, ce sont eux qui appellent et justifient la succession, sinon absurde, des épisodes. Pas d'histoire, pas de narration. La diligence est brisée, les bagages, les habits et les rôles intervertis .... Le voyage romantique n'aura pas lieu ! Survolant un siècle, le voyage auquel nous sommes conviés semble vouloir nous mener aux confins d'une littérature où la folie qui s'empare des mots reflète celle qui s'empare du monde.
      Les événements qui bousculent les personnages d'Arnim ne sont toutefois pas toujours aussi inoffensifs que la mascarade dans laquelle sont entraînés les fantoches de La Diligence brisée. Mais ils sont toujours pris dans un mouvement aussi irrépressible. Les hommes, chez Arnim, ne sont pas maîtres de leur destin. L'enfant du fragment de Mélusine, emporté dans la mascarade révolutionnaire, l'élève allemand, balloté au gré des vissicitudes du destin de son précepteur, Saintrée, tellement indécis qu'il choisit de faire comme si les événements autour de lui n'existaient pas, tous subissent les événements. Ce sont des anti-héros. Ils sont, d'une façon ou d'une autre, perpétuellement en fuite. Quand parfois ils affrontent les troubles du temps, comme le colonel du Cantonnement au presbytère, c'est pour mieux fuir un autre champ de bataille. Et ils sont finalement toujours rattrapés par leur destin. Saintrée par la Révolution, le colonel par la femme qu'il a fuie. Si le précepteur réussit à fuir en Orient, c'est qu'il maîtrise parfaitement l'art de la duplicité et du déguisement. Remarquons d'ailleurs qu'il est le seul à être confronté à d'autres troubles - les guerres de religion - que ceux de la Révolution. Par sa présence répétée, presque obsessionnelle, la Révolution, et son époque, semble fonctionner chez Arnim comme une figure emblématique du chaos indomptable qui emporte les hommes dans sa marche en avant. Confrontés à des événements historiques ou affectifs qu'il ressentent ou pressentent comme dangereux, les protagonistes masculins d'Arnim, au lieu de rassembler leurs forces, de se raidir, se réfugient et se perdent dans la fuite ou la dissimulation. Ils cherchent à changer d'apparence en se travestissant ou en se dépouillant de ce qui fait leur spécificité, de ce qui signe leur identité. Ainsi n'est-ce certainement pas un hasard si le comte de Saintrée, sur le point de tomber sous le charme de Melück, se défait de la veste sacrée qui porte les larmes de Mathilde et en revêt un mannequin, à qui il confie d'ailleurs la tâche de le juger comme un autre lui-même. Quant au frère de Mélusine, il n'hésite pas, on l'a vu, pour plaire à son père et entrer dans le jeu de la Révolution, à se laisser dépouiller des insignes de son origine. "Toute l'histoire de la pensée depuis Arnim, écrit Breton dans sa préface, est celle des libertés prises avec cette idée du 'Je suis' qui commence à se perdre en lui. Cette perte d'identité qui menace l'individu peut très vite contaminer le groupe. Dans Les Travestissements du précepteur français et de son élève allemand, le ton change brusquement lorsqu'Arnim évoque la stratégie trouble qu'adoptent le précepteur et ses amis protestants pour échapper aux persécutions des dragons de Louis XIV: "la foi de la sacristie" a quasiment élevé le déguisement au rang d'une morale. Si les changements d'apparence et d'identité auxquels se livrent le précepteur, son élève et les divers personnages de La Diligence brisée sont traités avec bien plus de légèreté, ils illustrent toutefois sur le mode burlesque une vision de la société où la confusion des repères règne en maître dans tous les domaines. Elle affecte non seulement l'identité dc la personne et la religion : c'est la loi qui régit les codes sociaux auxquels le précepteur a pour mission d'initier son élève. La parodie du roman d'éducation n'a pas lieu uniquement au niveau littéraire : la formation que reçoit l'élève allemand est une éducation à la duplicité. D'ailleurs les prétentions pédagogiques du précepteur visent avant tout à servir ses intérêts. Une bonne éducation doit savoir mettre la théorie en pratique, explique-t-il à son élève en l'incitant à se déguiser en femme, pour faire fuir celle dont il veut se débarrasser ! Tout est toujours ambigu chez Arnim : la farce n'est pas aussi innocente qu'on pourrait le croire à première vue ; et la bouffonnerie côtoie souvent le tragique. Ainsi la vieille femme du Cantonnement au presbytère, sourde et comme frappée d'aveuglement, ne s'aperçoit-elle pas que c'est sa petite-fille qu'elle embrasse et non sa fille, qui gît, morte, dans la même pièce ! Même les liens de parenté sont emportés par la précarité, la confusion qui contamine le monde entier.
      Seules les femmes, dans l'oeuvre d'Arnim, paraissent encore quelque peu résister à cette instabilité généralisée qui affecte les hommes et les choses. Certes, elles ont leurs défauts, et Arnim se se prive pas du plaisir de les critiquer ou de les ridiculiser. Il suffit de parcourir Gare aux femmes chasseresses ! pour s'en persuader. Elles sont autoritaires, inquiétantes, dangereuses : elles font peur. Contrairement à bien des romantiques, Arnim ne place pas la femme sur un piédestal, il ne l'érige pas en mythe. Elle aussi est ambiguë, et c'est dans cette ambiguïté même que réside sa profondeur, et l'originalité d'Arnim dans son époque. Les femmes sont chez lui des individus, non des symboles, et rarement des caricatures - de quel caractère dote-t-il Mélusine en quelques traits ! Elles ont cependant ceci de particulier et de différent des hommes qu'elles sont fortes, déterminées et constantes dans leurs passions et leurs opinions. Pas d'incertitude de la pensée ni du sentiment chez elles ! La femme du précepteur, contrairement à son mari, rejette la duplicité en refusant de dissimuler son opinion religieuse. Et même si ce n'est pas l'idéologie, mais la fascination qu'ont exercée sur elle les tambours défilant sous ses fenêtres, l'engagement révolutionnaire de Mélusine ne connaît pas d'hésitation ! De quelle constance font preuve, par ailleurs, les femmes amoureuses de nos récits, Mathilde, Melück, et la femme délaissée du Cantonnement au presbytère ! On dit le pauvre Saintrée déchiré entre Mathilde, l'élue de son coeur, et Melück, la femme intelligente et fatale, source de sensualité et donc de perdition... Cette simplification trahit l'esprit de l'oeuvre d'Arnim : l'opposition est sans aucun doute beaucoup plus complexe que cela, et il faudrait surtout insister sur la façon originale dont l'auteur cherche à la surmonter. Par ailleurs n'est-ce pas plus Saintrée qui perd Melück que l'inverse ? Melück tentera en vain de le sauver ; elle sauvera sa femme, qui est devenue son amie. Leur amour commun les a unies. S'est-on suffisamment étonné de cette merveilleuse amitié qui lie Melück et Mathilde par-delà la mort ? S'est-on suffisamment demandé pourquoi Arnim clôt le texte par ce très bel hymne à Caroline von Günderode ? Arnim a fait de Melück bien plus qu'une magicienne, sensuelle et fatale, suppôt des forces occultes : d'évidence elle est, lorsqu'elle se lance dans sa diatribe contre la Révolution et le culte de la Raison, le porte-parole de l'auteur, qui lui fait prédire non seulement les maux de son époque, mais également ceux qui ruineront l'Occident. Elle est prophétesse, visionnaire, inspirée par une sagesse qui vient d'ailleurs et d'un autre temps. Arnim, ombrageux et solitaire, Arnim, l'époux de la turbulente Bettina Brentano, semble être un de ces auteurs ayant vécu en marge des schémas traditionnels de pensée et d'action dont on ne cernera jamais la personnalité, ne serait-ce peut-être que parce qu'il forme avec Bettina un des rares couples d'écrivains que connaisse l'histoire littéraire. Cessons donc de plaquer sur ses textes toujours les mêmes idées reçues, il reste tellement de questions à poser ! André Breton s'étonne que Bettina ait pu écrire à Goethe des lettres passionnées, et il en conclut "qu'Arnim, dans la personne de celle qu'il aime, est alors éprouvé plus atrocement qu'aucun homme ne le fut jamais, qu'il est victime d'une véritable trahison mystique." Qui pourra jamais l'attester ? On peut, si on le veut bien, découvrir dans son oeuvre un amour des femmes tout à fait inédit, une grande admiration - et une grande peur aussi. Arnim, de ce point de vue là aussi, est peut-être encore plus proche de nous que Breton ne l'a dit.

1. Claude David, préface à Isabelle d'Egypte et autre récits, Edition Folio Gallimard, 1983
2.  Claude David, op. cit., p. 29.