INTRODUCTION

 


          Il n’est plus besoin de démontrer qu’une oeuvre littéraire prend forme au sein du contexte socio-historique dans lequel l’auteur est immergé. Le genre - que l’on peut définir comme un ensemble de pratiques et de représentations qui assignent à chaque sexe des rôles fixes et prétendument immuables mais en fait modulés selon les époques et les cultures – est, au pire, l’une des données socio-historiques qui constitue ce contexte, au mieux « un axe de lecture, au centre, et non à la périphérie de l’histoire1 [1]» ou de l’histoire littéraire. Parce qu’il « révèle une dimension et un espace sexués du réel, occultés par les discours à prétention universelle et objective », il « induit un élargissement[2]» et un renouvellement des champs de recherche.
    Utilisant le genre comme outil conceptuel, le présent ouvrage collectif analyse les représentations du masculin dans les oeuvres de quelques écrivaines françaises du Moyen Âge à nos jours. Osant braver l’interdit de création, alors qu’on cherchait à les confiner dans le travail de procréation, et prétendant, de plus, créer des personnages de l’autre sexe, c’est-à-dire bravant tous les aspects de l’assignation générique, qui voudrait si possible leur refuser le droit à l’écriture, du moins les cantonner dans certains genres (littéraires) et contester leur capacité à donner forme à autre chose que leur « nature » féminine, elles imaginent une masculinité idéale ou au contraire critiquent vertement celle à laquelle elles doivent se confronter. Il semble bien qu’elles s’identifient plus rarement à un « je » masculin que ne le font leurs collègues du « sexe fort » s’arrogeant sans aucun complexe la connaissance du « beau sexe », ainsi que le note Martine Reid, dans un propos liminaire qui apporte des éléments de réflexion sur la question de la représentation du masculin par les femmes auteurs. Représenter des personnages masculins, cela consiste pour elles dans un premier temps à transgresser des frontières pour s’interroger sur un genre en quelque sorte inconnu, cet autre « essentiel et souverain [3] » soit disant pourvu de tout ce qui leur manque et ayant accès à tout ce qui leur est interdit ou dont elles sont exclues. Puisque la littérature – de même que la création en général – est l’apanage des hommes, au moins aux premiers temps de l’histoire littéraire, la venue à l’écriture des femmes est nécessairement étroitement liée à l’examen, au questionnement, voire à la mise en question de la création masculine et du monde masculin sous ses différents aspects (affectifs, sociaux, politiques, intellectuels, etc.). Chacune le fera à sa façon selon sa situation, ses expériences et ses obsessions, de façon plus ou moins radicale. Mais le défi consiste pour toutes à tenter de pénétrer ce territoire tabou qu’elles pressentent cependant beaucoup moins intrinsèquement étranger qu’on ne leur a toujours inculqué. La littérature est tout autant un moyen qu’un but en soi. Elle est en tout cas et par la force des choses prise de territoire. Il faut inventer des stratégies de survie et de conquête ; il faut s’inspirer ou s’approprier les formes, codes et genres littéraires préexistants pour mieux s’en distancier ou en montrer les limites ; le plus souvent pour les subvertir et conquérir enfin un territoire d’écriture en esquissant des poétologies qui sont propres aux créatrices et reflètent des expériences singulières ainsi que des visions différentes du monde.
    Ainsi Daniel Martin montre-t-il comment Louise Labé se saisit des codes masculins, pétraquistes en l’occurrence, pour « remettre en cause une prééminence masculine par une démonstration de compétence qui prend forme d’acte de démystification » et « fonder une poétique féminine de l’amour qui trouve sa singularité, son authenticité, dans l’expression du désir pour le partenaire masculin ». Son oeuvre a une dimension subversive « ayant pour effet de troubler le masculin, de remettre en cause l’opposition simpliste entre masculin et féminin, jusqu’à renverser les rôles, faisant du masculin l’indicible objet de désir qui permet à la voix et à la plume féminine d’advenir ».
    « Étrangère, femme et veuve » et devant assumer à la fois le rôle de père de famille et celui de femme écrivain, Christine de Pizan, qui s’avère être étonnamment présente dans le paysage culturel actuel, met en oeuvre, pour conquérir son statut d’écrivaine, des stratégies existentielles reliées par des stratégies d’écriture mises en lumière par Margarete Zimmermann. L’une d’entre elles, la plus originale et surprenante, est sa « mutacion » de « femelle » en « masle » pour devenir l’intellectuelle qui vivra de sa plume et acquerra une position de plus en plus forte dans le champ littéraire de son époque, ce qui lui permettra de dénoncer le monde masculin hostile, tout en louant les hommes sages et les « bons pères », et de remanier radicalement les oeuvres cultes de son époque.
    Marguerite de Navarre est sans aucun doute celle, parmi les écrivaines évoquées dans ce volume, qui fut le plus proche du pouvoir et sa peinture du monde masculin apparaît comme largement morale et « politique », d’ailleurs il est peuplé de personnages évoluant dans son entourage immédiat, introduits dans l’oeuvre de façon plus ou moins cryptée. Toutefois, selon Angelica Rieger, nous ne sommes pas, contrairement à ce qui est parfois affirmé par la critique, en présence d’une écriture autobiographique, mais plutôt d’un récit hautement stylisé. En face de l’idéalisation du roi François Ier, son frère tant aimé, grâce auquel elle créa le mythe de l’homme courtois et du souverain idéal, elle n’a pas hésité à critiquer les maris infidèles, ou à soutenir l’idée d’une réforme en dressant un tableau très incisif des membres du clergé catholique.
    Au siècle suivant, les Précieuses, et Madeleine de Scudéry en particulier, surnommée « Sapho » dans le cercle de ses amies, ne font pas qu’offrir « une nouvelle conception de l’amour visant la “sincérité”, “l’authenticité”, se voulant proche de la vie, recherchant “le naturel” (“sans vulgarité”) ; elles dé-pétrarquisent et dé-vulgarisent les discours amoureux masculins dont elles sont entourées » en cherchant à remédier au caractère asymétrique des relations qui prévalent entre les deux sexes. Renate Kroll illlustre, à travers l’étude précise des textes, la manière dont elles déconstruisent les idéologies de leur entourage et « débrutalisent » les discours ambiants au niveau des thèmes, des motifs, des images et du style, afin de saper l’autorité et de corriger, voire de détruire, les normes dominantes pour oeuvrer à la reconnaissance d’une tradition littéraire féminine.
    Après le succès des romans de Madeleine de Scudéry au XVVIIe siècle, le XVIIIe témoigne d’une activité littéraire féminine de plus en plus importante. Les trois oeuvres choisies par Rotraud von Kulessa au sein d’une vaste production romanesque des auteures de ce siècle, les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny, les Lettres de Mistriss Fanny Butlerd de Marie-Jeanne Riccoboni et le Mémoire de Madame de Valmont d’Olympe de Gouges, mettent en scène des modèles relationnels qui témoignent de rapports pour le moins difficiles entre les protagonistes féminins et masculins, qu’il s’agisse de l’amant, du mari ou du père. L’héroïne de Mme de Graffigny subvertit les modèles littéraires en vogue à l’époque en personnalisant, en tant qu’étrangère et en tant que femme, une double altérité. Passée à la postérité pour la rédaction de la fameuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges annonce son futur engagement par la critique virulente des hommes à laquelle elle se livre dans son premier roman. C’est aussi à un sévère réquisitoire contre les hommes que procède Marie-Jeanne Riccoboni dans ses Lettres de Mistriss Fanny Butlerd ; toutefois, au-delà du récit de la femme abandonnée, tel qu’il fut mise en scène par nombre d’auteurs, en commençant par Ovide racontant le destin prétendument tragique de Sappho abandonnée abandonnant la strophe sapphique et les amours lesbiennes – le masculin comme texte selon Vicki Mistacco –, l’écrivaine « invite le public à la reconnaître comme femme qui écrit ». En effet, « le masculin, c’est aussi ce regard de la critique et du lectorat » auquel elle est confrontée. Ainsi, selon l’analyse de Mistacco, la réécriture de cette vieille histoire masculine de la femme abandonnée constitue, pour les femmes auteurs, une sorte de rite de passage obligatoire, du moins dans les deux cas analysés de Marie-Jeanne Riccoboni et de George Sand, inventant, à près d’un siècle de distance, des stratégies d’esquive pour se dire et pour faire advenir le féminin en littérature. « La maîtrise du discours dominant masculin, rhétorique et intrigue littéraire confondues, unie à l’expression d’une altérité qui en fait tout le prix, situe et l’héroïne et la femme écrivain dans un ailleurs critique, original et invulnérable », conclut Mistacco. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent les difficultés que rencontre encore la création féminine à l’époque romantique, difficultés dont témoigne ne serait-ce que le pseudonyme George Sand. Toutefois, Béatrice Didier note que, outre le grand nombre de personnages masculins présents dans l’oeuvre d’Aurore Dupin, ainsi que la place exceptionnelle qu’elle attribue à son père, sorte de projection du « moi », dans son autobiographie, le narrateur est souvent masculin dans ses romans et elle s’identifie partiellement à eux : « En parlant tantôt comme un écolier vagabond, tantôt comme un vieil oncle podagre, tantôt comme un jeune soldat impatient, je n’ai fait autre chose que de peindre mon âme sous la forme qu’elle prenait à ces moments-là ». Inversement, Flaubert croit lire dans Marianne, roman de George Sand, des fragments de ses propres mémoires ! Et Béatrice Didier de tirer la conclusion suivante : « George Sand, quand elle crée un personnage masculin exprime tout un aspect de son moi, et pourtant le lecteur, quand il est un homme, s’y retrouve. La création littéraire au degré où la pratiquent George Sand et Flaubert est androgyne. Et c’est parce qu’elle est androgyne qu’elle parle à tout lecteur, homme ou femme ».
    Un siècle plus tard, dans le roman Les Mandarins de Simone de Beauvoir, l’écriture est certes incarnée dans des positions masculines, mais la forme du roman à deux voix est l’une des expressions manifestes de la tentative de Beauvoir de concilier le masculin et le féminin dans l’écriture, de rendre l’écriture médiatrice entre les deux. Selon Françoise Rétif, les représentations du masculin dans l’oeuvre de Simone de Beauvoir sont plus complexes qu’on ne le dit et vont largement à l’encontre de ce qu’on lui reproche souvent, le fait de chercher prétendument à assimiler la femme à l’homme et de faire de l’homme un modèle universel. Dès sa venue à l’écriture, c’est-à-dire dès Les Cahiers de jeunesse, et tout au long de son oeuvre, elle prend ses distances par rapport au masculin qui lui apparaît aussi comme le sexe qui tue. En fait, elle est en quête d’une position androgyne qui dépasse l’opposition entre les séries de principes opposés (corps/esprit, instinct/intellect, nature/ culture, vie/écriture, etc.) que la culture occidentale a incarnés dans le couple masculin/féminin, provoquant ainsi de douloureux déchirements constatés chez nombre de personnages féminins et la célèbre féministe elle-même.
    L’ambiguïté des représentations féminines du masculin est manifeste chez Beauvoir, comme d’ailleurs chez les autres écrivaines étudiées dans le présent volume. Marguerite Duras ne fait pas exception à la règle. « Il faut beaucoup aimer les hommes » : le sous-titre de cet ouvrage, est emprunté à Marie Darrieussecq[4], qui l’emprunta elle-même à Marguerite Duras, dont le propos ne s’arrête toutefois pas là : « Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter[5] », ajoute-t-elle. L’ambivalence du propos pris dans sa totalité est emblématique des oscillations des sentiments de Duras vis-à-vis du masculin. Pierre Burgelin accompagne ces vacillations « autour de trois figures majeures qui apparaissent, s’effacent et reviennent au long de ses livres : celles qu’a fait naître cette constellation familiale autour de laquelle elle a tournoyé obstinément, le père (absent, ravi par la mort), le frère aîné (intrusif et fascinant), le frère puîné (idéalisé et féminisé) ». Il aboutit à la conclusion que « le conflit entre les polarités masculines, le conflit entre masculin et féminin, [ Duras ] les porte en elle ». Et que ce serait peut-être cette richesse-là qui lui permettrait de bouleverser l’écriture narrative.
    Yasmina Reza est la seule dramaturge présentée dans notre ouvrage. Andrea Grewe étudie trois comédies, Conversations après un enterrement, Le dieu du carnage et « ART », caractérisées par une forte opposition entre les représentants d’une masculinité hégémonique, dont le désir de domination menace la paix sociale, et des hommes faibles, « féminins », liés à la sphère de la famille, qui assument le rôle de médiateurs dans le conflit dramatique. La réflexion sur le concept de masculinité, omniprésente dans l’oeuvre de la dramaturge, vise « dès le début à une destruction critique du concept de masculinité hégémonique et à la réintégration des aspects du féminin réprimés ou exclus par celle-ci ». Reza met ainsi en scène « une modification de la masculinité à travers des qualités dites féminines ou des compétences sociales (notamment l’empathie) opposées à l’affirmation masculine de soi ». Elle entreprend donc, selon Andrea Grewe, une déconstruction du genre masculin.
    Il est évident que le parcours de cet ouvrage est limité et qu’il ne peut prétendre à l’exhaustivité. Trop d’écrivaines en sont absentes pour se risquer à tirer une quelconque conclusion. Le panorama des attitudes et fonctions prêtées au masculin n’est que partiel. Mais il apparaît déjà que son étude débouche inéluctablement sur le féminin, sur l’analyse de la création féminine et de ses conditions d’existence. Le masculin n’est pas uniquement une histoire d’hommes ! Étudier les représentations du masculin dans les oeuvres d’écrivaines, c’est s’intéresser aux stratégies mises en place par les femmes pour venir à l’écriture ; c’est également analyser ce que les oeuvres et les écritures féminines doivent à la création masculine et en quoi elles s’en démarquent. En cherchant à cerner leurs représentations du masculin, le volume retrace donc concomitamment les cheminements d’écrivaines tentant de se frayer une voie et une voix dans un monde littéraire dans lequel elles furent longtemps marginales.
    Une série de conférences organisée à l’Institut français auprès de l’Université de Bonn lors du semestre d’été 2014 est à l’origine de ce volume. Elle fut organisée en coopération avec le Dr. Willi Jung, que je remercie chaleureusement pour sa collaboration amicale et son soutien financier. Que soient remercié-e-s également les étudiant-e-s Muléro Biaou, Judith Ponwitz et Lisa Saloch, qui ont assidument travaillé à mettre les textes aux normes typographiques selon les consignes de l’éditeur.
Françoise Rétif


[1] Cf. G. Fraisse, Les excès du genre. Concept, image, nudité, Editions Lignes, 2014, p. 19.
[2] A. Garréta, « Le gang des potiches. Comment s’impose l’émergence du “genre”, nouveau et fécond outil de recherche, tout en débusquant une perfide misogynie », Libération, Cahiers des livres, 11 mars 2004, p. IV.
[3] Cf. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, collection « Blanche », 1949, t. 1, p. 31.
[4] M. Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, Paris, P.O.L, 2013.
[5] M. Duras, La Vie matérielle, Paris, P.O.L, 1987, p. 47.