INTRODUCTION
Il
n’est plus besoin de démontrer qu’une oeuvre littéraire prend forme au
sein du contexte socio-historique dans lequel l’auteur est immergé. Le
genre - que l’on peut définir comme un ensemble de pratiques et de
représentations qui assignent à chaque sexe des rôles fixes et
prétendument immuables mais en fait modulés selon les époques et les
cultures – est, au pire, l’une des données socio-historiques qui
constitue ce contexte, au mieux « un axe de lecture, au centre, et non à
la périphérie de l’histoire1 »
ou de l’histoire littéraire. Parce qu’il « révèle une dimension et un
espace sexués du réel, occultés par les discours à prétention
universelle et objective », il « induit un élargissement»
et un renouvellement des champs de recherche.
Utilisant le genre comme outil conceptuel, le présent ouvrage collectif
analyse les représentations du masculin dans les oeuvres de quelques
écrivaines françaises du Moyen Âge à nos jours. Osant braver l’interdit
de création, alors qu’on cherchait à les confiner dans le travail de
procréation, et prétendant, de plus, créer des personnages de l’autre
sexe, c’est-à-dire bravant tous les aspects de l’assignation générique,
qui voudrait si possible leur refuser le droit à l’écriture, du moins
les cantonner dans certains genres (littéraires) et contester leur
capacité à donner forme à autre chose que leur « nature » féminine,
elles imaginent une masculinité idéale ou au contraire critiquent
vertement celle à laquelle elles doivent se confronter. Il semble bien
qu’elles s’identifient plus rarement à un « je » masculin que ne le font
leurs collègues du « sexe fort » s’arrogeant sans aucun complexe la
connaissance du « beau sexe », ainsi que le note Martine Reid, dans un
propos liminaire qui apporte des éléments de réflexion sur la question
de la représentation du masculin par les femmes auteurs. Représenter des
personnages masculins, cela consiste pour elles dans un premier temps à
transgresser des frontières pour s’interroger sur un genre en quelque
sorte inconnu, cet autre « essentiel et souverain » soit
disant pourvu de tout ce qui leur manque et ayant accès à tout ce qui
leur est interdit ou dont elles sont exclues. Puisque la littérature –
de même que la création en général – est l’apanage des hommes, au moins
aux premiers temps de l’histoire littéraire, la venue à l’écriture des
femmes est nécessairement étroitement liée à l’examen, au
questionnement, voire à la mise en question de la création masculine et
du monde masculin sous ses différents aspects (affectifs, sociaux, politiques, intellectuels,
etc.). Chacune le fera à sa façon selon sa situation, ses expériences et
ses obsessions, de façon plus ou moins radicale. Mais le défi consiste
pour toutes à tenter de pénétrer ce territoire tabou qu’elles
pressentent cependant beaucoup moins intrinsèquement étranger qu’on ne
leur a toujours inculqué. La littérature est tout autant un moyen qu’un
but en soi. Elle est en tout cas et par la force des choses prise de
territoire. Il faut inventer des stratégies de survie et de conquête ;
il faut s’inspirer ou s’approprier les formes, codes et genres
littéraires préexistants pour mieux s’en distancier ou en montrer les
limites ; le plus souvent pour les subvertir et conquérir enfin un
territoire d’écriture en esquissant des poétologies qui sont propres aux
créatrices et reflètent des expériences singulières ainsi que des
visions différentes du monde.
Ainsi Daniel Martin montre-t-il comment Louise Labé se saisit des codes
masculins, pétraquistes en l’occurrence, pour « remettre en cause une
prééminence masculine par une démonstration de compétence qui prend
forme d’acte de démystification » et « fonder une poétique féminine de
l’amour qui trouve sa singularité, son authenticité, dans l’expression
du désir pour le partenaire masculin ». Son oeuvre a une dimension
subversive « ayant pour effet de troubler le masculin, de
remettre en cause l’opposition simpliste entre masculin et féminin,
jusqu’à renverser les rôles, faisant du masculin l’indicible objet de
désir qui permet à la voix et à la plume féminine d’advenir ».
« Étrangère, femme et veuve » et devant assumer à la fois le rôle de
père de famille et celui de femme écrivain, Christine de Pizan, qui
s’avère être étonnamment présente dans le paysage culturel actuel, met
en oeuvre, pour conquérir son statut d’écrivaine, des stratégies
existentielles reliées par des stratégies d’écriture mises en lumière
par Margarete Zimmermann. L’une d’entre elles, la plus originale et
surprenante, est sa « mutacion » de « femelle » en « masle » pour
devenir l’intellectuelle qui vivra de sa plume et acquerra une position
de plus en plus forte dans le champ littéraire de son époque, ce qui lui
permettra de dénoncer le monde masculin hostile, tout en louant les
hommes sages et les « bons pères », et de remanier radicalement les
oeuvres cultes de son époque.
Marguerite de Navarre est sans aucun doute celle, parmi les écrivaines
évoquées dans ce volume, qui fut le plus proche du pouvoir et sa
peinture du monde masculin apparaît comme largement morale et «
politique », d’ailleurs il est peuplé de personnages évoluant dans son
entourage immédiat, introduits dans l’oeuvre de façon plus ou moins
cryptée. Toutefois, selon Angelica Rieger, nous ne sommes pas,
contrairement à ce qui est parfois affirmé
par la critique, en présence d’une écriture autobiographique, mais
plutôt d’un récit hautement stylisé. En face de l’idéalisation du roi
François Ier, son frère tant aimé, grâce auquel elle créa le mythe de
l’homme courtois et du souverain idéal, elle n’a pas hésité à
critiquer les maris infidèles, ou à soutenir l’idée d’une réforme en
dressant un tableau très incisif des membres du clergé catholique.
Au siècle suivant, les Précieuses, et Madeleine de Scudéry en
particulier,
surnommée « Sapho » dans le cercle de ses amies, ne font pas qu’offrir « une nouvelle conception de l’amour visant la “sincérité”,
“l’authenticité”, se voulant proche de la vie, recherchant “le naturel”
(“sans vulgarité”) ; elles dé-pétrarquisent et dé-vulgarisent les
discours amoureux masculins dont elles sont entourées » en cherchant à
remédier au caractère asymétrique des relations qui prévalent entre les
deux sexes. Renate Kroll illlustre, à travers l’étude précise des
textes, la manière dont elles déconstruisent les idéologies de leur
entourage et « débrutalisent » les discours ambiants au niveau des
thèmes, des motifs, des images et du style, afin de saper l’autorité et
de corriger, voire de détruire, les
normes dominantes pour oeuvrer à la reconnaissance d’une tradition
littéraire féminine.
Après le succès des romans de Madeleine de Scudéry au XVVIIe
siècle, le XVIIIe
témoigne d’une activité littéraire féminine de plus en plus importante.
Les trois oeuvres choisies par Rotraud von Kulessa au sein d’une vaste
production romanesque des auteures de ce siècle, les Lettres
d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny,
les
Lettres de Mistriss Fanny Butlerd
de Marie-Jeanne Riccoboni et le Mémoire
de
Madame de Valmont d’Olympe de Gouges, mettent en scène des modèles
relationnels qui témoignent de rapports pour le moins difficiles entre les protagonistes féminins et masculins, qu’il
s’agisse de l’amant, du mari ou du père. L’héroïne de Mme de Graffigny
subvertit les modèles littéraires en vogue à l’époque en personnalisant,
en tant qu’étrangère et en tant que femme, une double altérité. Passée à
la postérité pour la rédaction de la fameuse Déclaration
des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges
annonce son futur engagement par la critique virulente des hommes à
laquelle elle se livre dans son premier roman. C’est aussi à un sévère
réquisitoire contre les hommes que procède Marie-Jeanne Riccoboni dans
ses Lettres de Mistriss Fanny
Butlerd ; toutefois, au-delà du récit de la femme abandonnée, tel
qu’il fut mise en scène par nombre d’auteurs, en commençant par Ovide
racontant le destin prétendument tragique de Sappho abandonnée
abandonnant la strophe sapphique et les amours lesbiennes – le masculin
comme texte selon Vicki Mistacco –, l’écrivaine « invite le public à la
reconnaître comme femme qui écrit
». En effet, « le
masculin, c’est aussi ce regard
de la critique et du lectorat » auquel elle est confrontée. Ainsi, selon
l’analyse de Mistacco, la réécriture de cette vieille histoire masculine
de la femme abandonnée constitue, pour les femmes auteurs, une sorte de
rite de passage obligatoire, du moins dans les deux cas analysés de
Marie-Jeanne Riccoboni et de George Sand, inventant, à près
d’un siècle de distance, des stratégies d’esquive pour se dire et pour
faire advenir le féminin en littérature. « La maîtrise du discours
dominant masculin, rhétorique et intrigue littéraire confondues, unie à
l’expression d’une altérité qui en fait tout le prix, situe et l’héroïne
et la femme écrivain dans un ailleurs critique, original et invulnérable
», conclut Mistacco. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent
les difficultés que
rencontre encore la création féminine à l’époque romantique, difficultés dont témoigne ne serait-ce que le pseudonyme George Sand.
Toutefois, Béatrice Didier note que, outre le grand nombre de
personnages masculins présents dans l’oeuvre d’Aurore Dupin, ainsi que
la place exceptionnelle qu’elle attribue à son père, sorte de projection
du « moi », dans son autobiographie, le narrateur est souvent masculin
dans ses romans et elle s’identifie partiellement à eux : « En parlant
tantôt comme un écolier vagabond, tantôt comme un vieil oncle podagre,
tantôt comme un jeune soldat impatient, je n’ai fait autre chose que de
peindre mon âme sous la forme qu’elle prenait à ces moments-là ».
Inversement, Flaubert croit lire dans Marianne,
roman de George Sand, des fragments de ses propres mémoires ! Et
Béatrice Didier de tirer la conclusion suivante : « George Sand, quand
elle crée un personnage masculin exprime tout un aspect de son moi, et
pourtant le lecteur, quand il est un homme, s’y retrouve. La création
littéraire au degré où la pratiquent George Sand et Flaubert est
androgyne. Et c’est parce qu’elle est androgyne qu’elle parle à tout
lecteur, homme ou femme ».
Un
siècle
plus tard, dans le roman Les
Mandarins de Simone de Beauvoir, l’écriture est certes incarnée
dans des positions masculines, mais la forme du roman à deux voix est
l’une des expressions manifestes de la tentative de Beauvoir de
concilier le masculin et le féminin dans l’écriture, de rendre
l’écriture médiatrice entre les deux. Selon Françoise Rétif, les
représentations du masculin dans l’oeuvre de Simone de Beauvoir sont
plus complexes qu’on ne le dit et vont largement à l’encontre de ce
qu’on lui reproche souvent, le fait de chercher prétendument à assimiler
la femme à l’homme et de faire de l’homme un modèle universel. Dès sa
venue à l’écriture, c’est-à-dire dès Les
Cahiers de jeunesse, et tout au long de son oeuvre, elle prend ses
distances par rapport au masculin qui lui apparaît aussi comme le sexe
qui tue. En fait, elle est en quête d’une position androgyne qui dépasse
l’opposition entre les séries de principes opposés (corps/esprit,
instinct/intellect, nature/ culture, vie/écriture, etc.) que la culture
occidentale a incarnés dans le couple masculin/féminin, provoquant ainsi
de douloureux déchirements constatés chez nombre de personnages féminins
et la célèbre féministe elle-même.
L’ambiguïté des représentations féminines du masculin est manifeste chez
Beauvoir, comme d’ailleurs chez les autres écrivaines étudiées dans le
présent volume. Marguerite Duras ne fait pas exception à la règle. « Il
faut beaucoup aimer les hommes » : le sous-titre de cet ouvrage, est
emprunté à Marie Darrieussecq,
qui l’emprunta elle-même à Marguerite Duras, dont le propos ne s’arrête
toutefois pas là : « Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas
les supporter
», ajoute-t-elle. L’ambivalence du propos pris dans sa totalité est
emblématique des oscillations des sentiments de Duras vis-à-vis du
masculin. Pierre Burgelin accompagne ces vacillations « autour de trois
figures majeures qui apparaissent, s’effacent
et reviennent au long de ses livres : celles qu’a fait naître cette
constellation familiale autour de laquelle elle a tournoyé obstinément,
le père (absent, ravi par la mort), le frère aîné (intrusif et
fascinant), le frère puîné (idéalisé et féminisé) ». Il aboutit à la
conclusion que « le conflit entre les polarités masculines, le conflit
entre masculin et féminin, [ Duras ] les porte en elle ». Et que ce
serait peut-être cette richesse-là qui lui permettrait de bouleverser
l’écriture narrative.
Yasmina Reza est la seule dramaturge présentée dans notre ouvrage.
Andrea Grewe étudie trois comédies, Conversations
après un enterrement, Le
dieu du carnage et « ART
», caractérisées par une forte opposition entre les représentants d’une
masculinité hégémonique, dont le désir de domination menace la paix
sociale, et des hommes faibles, « féminins », liés à la sphère de la
famille, qui assument le rôle de médiateurs dans le conflit dramatique.
La réflexion sur le concept de masculinité, omniprésente dans l’oeuvre
de la dramaturge, vise « dès le début à une destruction critique du
concept de masculinité hégémonique et à la réintégration des aspects du
féminin réprimés ou exclus par celle-ci ». Reza met ainsi en scène « une
modification de la masculinité à travers des qualités dites féminines ou
des compétences sociales (notamment l’empathie) opposées à l’affirmation masculine de soi ». Elle entreprend donc, selon Andrea
Grewe, une déconstruction du genre masculin.
Il est évident que le parcours de cet ouvrage est limité et qu’il ne
peut prétendre à l’exhaustivité. Trop d’écrivaines en sont absentes pour
se risquer à tirer une quelconque conclusion. Le panorama des attitudes
et fonctions prêtées au masculin n’est que partiel. Mais il apparaît
déjà que son étude débouche inéluctablement sur le féminin, sur
l’analyse de la création féminine et de ses conditions d’existence. Le
masculin n’est pas uniquement une histoire d’hommes ! Étudier les
représentations du masculin dans les oeuvres d’écrivaines, c’est
s’intéresser aux stratégies mises en place par les femmes pour venir à
l’écriture ; c’est également analyser ce que les oeuvres et les
écritures féminines doivent à la création masculine et en quoi elles
s’en démarquent. En cherchant à cerner leurs représentations du
masculin, le volume retrace donc concomitamment les cheminements
d’écrivaines tentant de se frayer une voie et une voix dans un monde
littéraire dans lequel elles furent longtemps marginales.
Une série de conférences organisée à l’Institut français auprès de
l’Université de Bonn lors du semestre d’été 2014 est à l’origine de ce
volume. Elle fut organisée en coopération avec le Dr. Willi Jung, que je
remercie chaleureusement pour sa collaboration amicale et son soutien
financier. Que soient remercié-e-s également les étudiant-e-s Muléro
Biaou, Judith Ponwitz et Lisa Saloch, qui ont assidument travaillé à
mettre les textes aux normes typographiques selon les consignes de
l’éditeur.
Françoise
Rétif
A. Garréta, « Le gang des potiches. Comment s’impose l’émergence du
“genre”, nouveau et fécond outil de recherche, tout en débusquant
une perfide misogynie », Libération, Cahiers des livres, 11 mars
2004, p. IV.
Cf. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris,
Gallimard, collection « Blanche », 1949, t. 1, p. 31.