Son image jaillit
soudain au fond du miroir. Elle lui fit
face:"Non, répéta-t-elle. Je ne
suis pas cette femme."
C'était une
longue histoire. Elle fixa l'image. Il y avait
longtemps qu'on essayait de la lui ravir.
Austère et pure comme un glaçon.
Dévouée, dédaignée,
butée dans les morales creuses....
L'invitée,
1943
Il semble que beaucoup de monde, et même certaines féministes, préfèrent la réduire au silence. Dérangerait-elle encore trop? Sans aucun doute. Car relire Simone de Beauvoir actuellement, c'est se rendre compte qu'on l'a par trop méconnue, trop vite classée dans une catégorie ou dans l'autre: féministe, existentialiste, sartrienne, "culturaliste", "assimilatrice", et même "naturaliste", etc...! De combien d'étiquettes ne l'a-t-on pas affublée! Elle en a souffert toute sa vie: à l'image de la femme sévère, austère, "rigide comme une consigne", de "la gouvernante à la main de fer"(2), de l'institutrice, de "la surveillante générale administr(ant) une école régimentaire"(3), on superposa bientôt un autre cliché, celui de la femme excentrique, dissolue, qui exhibe son vagin, selon le mot de Mauriac. Parfois même on n'hésita pas à "concilier les deux portraits"(4)! Aujourd'hui encore, on se plaît toujours autant à stigmatiser la femme: un livre récent ne conclut-il pas le chapitre qui lui est consacré par la remarque selon laquelle "la femme ne fut pas exactement aimable"(5)? Est-ce là une question véritablement essentielle? Et est-ce à cette aune-là que l'on juge les hommes écrivains? Si son image, plus qu'une autre, est déformée, c'est probablement en premier lieu parce qu'elle est femme. Certes, depuis l'époque où elle a commencé à écrire, les choses ont évolué, ne serait-ce que parce que les femmes écrivains sont plus nombreuses. Il n'en reste pas moins que l'accaparement de la littérature, de la philosophie, et de leur outil, la langue, - sans parler des affaires publiques, de la politique - par les hommes a une longue histoire, et si tout écrivain doit lutter pour affirmer sa différence, on est en droit de se demander si une femme - ou bien, disons, certaines femmes - ne doivent pas, de plus, combattre des valeurs, des catégories, des mythes, etc. qui, pour apparaître comme simplement humains, ne portent cependant l'empreinte que d'un seul sexe, et contribuent fortement de ce fait à masquer ou à déprécier l'émergence d'une autre différence. "D'où vient que ce monde a toujours appartenu aux hommes et que seulement aujourd'hui les choses commencent à changer?"(6), se demandait Beauvoir dans Le Deuxième sexe , en 1949. La question est encore d'actualité, quoi qu'on en dise. Mais Beauvoir ne dérange pas seulement parce qu'elle osa poser cette question. Ce serait trop simple. Elle dérange avant tout parce qu'elle occupe une place difficile, ambiguë, à l'articulation de la tradition et de l'avenir: elle ne rejette pas le monde des hommes; elle veut qu'il devienne également celui des femmes, en cessant d'occulter, de déprécier, de renier toute une moitié de lui-même. Toute l'oeuvre de Beauvoir plaide pour l'avènement d'un monde androgyne. C'est en cela que cette oeuvre - et le féminisme moderne tel qu'elle l'inaugure - est plus que jamais d'actualité. Encore faut-il se donner la peine de la lire, de la lire toute entière. Il est grand temps de se préoccuper moins de la femme que de l'oeuvre, ou tout au moins de la femme sans oublier qu'elle fut écrivain. C'est l'oeuvre qu'il faut interroger, c'est à partir de l'oeuvre qu'on peut essayer de comprendre la femme, et non l'inverse. "Une femme écrivain, écrivait-elle dans La Force des choses, c'est-à-dire en 1963, ce n'est pas une femme d'intérieur qui écrit, mais quelqu'un dont toute l'existence est commandée par l'écriture"(7). Il semblait nécessaire, à l'époque, de souligner que la femme écrivain n'était pas une dilettante . Aujourd'hui, alors que plus personne ne conteste le professionnalisme des femmes-écrivains, on se demandera plutôt si le rapport que cette femme entretint à sa création ne la situe pas en-dehors d'une certaine orthodoxie de la pratique littéraire. Depuis sa mort, en 1986, nous avons affaire à une oeuvre achevée. Ce n'est pas un hasard si Beauvoir a publié son autobiographie, et non ses lettres. Elle aurait eu tout loisir de le faire. De toute évidence, et même si les Lettres à Nelson Algren sont d'une tout autre qualité que les Lettres à Sartre , elle ne fut pas une épistolière. Toute femme-écrivain n'est pas nécessairement une épistolière, et il m'apparaitrait fallacieux, dans une oeuvre critique, "d'interroger les Mémoires de préférence aux romans et les correspondances de préférence aux Mémoires"(8), sous le prétexte non avoué que les lettres en premier lieu, et tout genre autobiographique en général, sont considérés comme les genres "féminins" par excellence. L'oeuvre est achevée, et elle est multiple: fiction, essais, autobiographie. C'est de l'oeuvre dans son ensemble qu'il faut désormais tenir compte, de l'oeuvre telle que Beauvoir l'a voulue. Ce qui paraît à titre posthume ne peut avoir exactement le même statut. D'ailleurs rien n'y est donné à lire qui ne puisse être découvert dans l'oeuvre. Rendons-lui donc cet hommage de commencer par analyser l'oeuvre telle qu'elle l'a voulue et créée! Dire qu'il ne faut pas oublier que cette femme fut écrivain, ne signifie pas qu'il faille à l'inverse ne pas considérer qu'elle fut femme; elle fut l'un et l'autre, ou plus exactement l'une et l'autre. C'est justement ce rapport dialectique qui est intéressant et doit être interrogé. Elle ne se contenta pas d'être romancière, essayiste, philosophe, mais affirma également son identité de femme, de féministe, d'intellectuelle engagée. L'ambition est grande; Simone de Beauvoir veut tout embrasser. Par-delà la diversité des moyens mis en oeuvre cependant, le projet, immense, est un : guidé, commandé par une idée-phare, une intention, essentielle, voire une obsession. Un questionnement fondamental, une quête absolument nécessaire et lancinante. Cette quête de toute une vie, de toute une oeuvre, je l'ai appelée L'autre en miroir. Que faut-il entendre par là? L'autre, c'est par définition ce qui se différencie du même. "L'autre en miroir", nous le verrons, c'est pour Beauvoir l'autre dans ce qui le lie, le renvoie au même, l'autre à la fois présent et distant, l'autre que je désire rejoindre, mais qui doit rester autre pour que je sois sans cesse projeté hors de moi-même dans et par un mouvement de désir, la liberté "qu'il me faut en face de moi (...) pour que mon existence devienne fondée et nécessaire"(9), mais "qui m'échappe"(10) à peine l'ai-je faite mienne. L'autre différent et distant mais engagé dans cette relation qui le lie au même, c'est donc ce qui permet au même d'accéder à une existence vraie, entière, à la plénitude, à l'être total, au Tout. L'autre est à la fois en soi et hors de soi. Le même ne se suffit pas à lui-même. Il ne cherche pas à se reproduire, tel qu'en lui-même, de Père en Fils. Il ne jette pas l'anathème sur l'autre. L'autre ne sera pas mis à mort, ni même assujetti, ou relégué à une position subalterne, terme couché au pied d'une quelconque sainte trinité. L'autre ne doit pas non plus se perdre dans un rapport de fusion avec le même. "L'autre en miroir" tel que Beauvoir l'envisage au niveau philosophique, tel qu'elle le structure au niveau métaphorique dans son oeuvre de fiction, est une relation nouvelle à inventer, à partir du refus fondamental et obstiné de reproduire, même en l'inversant, le schéma dominant où l'un se constitue au détriment de l'autre, d'entrer dans la logique de l'exclusion, où "l'autre n'est là que pour être réapproprié, repris, détruit en tant qu'autre"(11). L'autre, reconnu comme autre et comme sujet, est placé au coeur de la quête existentielle. Il n'y a pas chez Beauvoir, contrairement à ce qu'affirme l'universitaire américaine Noami Schor (12), de ralliement inconditionnel à la thèse existentialiste de "la lutte à mort contre l'Autre". Les choses sont beaucoup plus compliquées que ne peut le laisser entendre une analyse rapide et superficielle. L'essai que je propose dans les pages suivantes s'inscrit dans la lignée des textes qui, comme ceux de Françoise d'Eaubonne et de Michèle Le Doeuff (13), commencent de montrer qu'on ne peut assimiler la pensée de Beauvoir à celle de Sartre et qu'il existe entre elles des différences fondamentales et capitales. Je prouverai en effet que Simone de Beauvoir, tout au long de son oeuvre, cherche, déjà en son temps, même si ce n'est pas sans quelques tâtonnements, tergiversations ni errements - progressant comme tout grand inventeur/inventrice, assidûment, opiniâtrement, mais sans connaître exactement son but - à aborder une autre pensée de l'autre , qui requiert "la visibilité du deux sans renoncer au Un (...) (et) dit l'Un dans le deux et le deux dans l'Un"(14), sans que, dans l'Un, ne se dissolve les oppositions (sexuelles en particulier). Simone de Beauvoir amorce en quelque sorte une révolution copernicienne de la pensée contemporaine en sonnant le glas d'un monde "homocentrique" gravitant autour de l'Un, du Toujours-Même, qu'elle invite résolument à étendre son orbite jusqu'à une autre planète, pour rayonner enfin dans l'Entre-l'Un-et-l'Autre, pour que la lumière enfin, dans un jeu de regards, de miroirs, puisse passer de l'une à l'autre. L'Un alors, pour reprendre le célèbre titre d'Elisabeth Badinter (15), n'est pas exactement l'Autre, mais plutôt l'autre dans le miroir. Je le disais, il faut considérer toute l'oeuvre pour découvrir cette Beauvoir-là; les études féminines ont trop souvent tendance à ne s'arrêter qu'à une oeuvre, Le Deuxième sexe , qui est certes une oeuvre importante et a, plus que tout autre, fait époque, mais qui cependant est loin de résumer à elle seule la diversité, la complexité de la pensée de Beauvoir, ne serait-ce que parce que celle-ci, et chaque oeuvre en particulier, doit toujours être replacée au sein d'un mouvement dialectique. "Mes essais", écrit Beauvoir dans La Force des choses (16), "reflètent mes options pratiques et mes certitudes intellectuelles; mes romans, l'étonnement où me jette, en gros et dans ses détails, notre condition humaine. Ils correspondent à deux ordres d'expérience qu'on ne saurait communiquer de la même manière. Les unes et les autres ont pour moi autant d'importance et d'authenticité; je ne me reconnais pas moins dans Le Deuxième Sexe que dans Les Mandarins ; et inversement. Si je me suis exprimée sur deux registres, c'est que cette diversité m'était nécessaire." Qu'on lui accorde donc la faveur de considérer son corp-u-s tout entier! La pensée de Beauvoir ne peut être approchée qu'en étudiant tous les moyens qu'elle met en oeuvre pour se développer et tenter de se cerner, et qu'en prenant, en outre, la peine de tenir compte de sa démarche méthodologique; quand par exemple la plupart des commentatrices du Deuxième Sexe stigmatisent - et avec quelle violence !- la description que Beauvoir donne du corps féminin ou de la sexualité féminine (17) qui dénigrerait soi-disant la féminité, comment peuvent-elles négliger le fait que le propos de l'auteur est de décrire la "formation" ou les "situations" (selon les intitulés des parties) que recoivent les jeunes filles ou dans lesquelles se trouvent les femmes, et non de dresser le tableau de la façon dont elles devraient être vécues? C'est seulement au prix d'une lecture nuancée et attentive que l'on peut éviter un certain nombre d'approximations et de simplifications qui n'ont peut-être finalement pas d'autre raison d'être que d'utiliser telle ou telle des idées de la célèbre féministe, extraite avec plus ou moins d'honnêteté de son contexte, pour étayer ou dénigrer les thèses de telle ou telle chapelle. Trop rares encore sont les commentaires qui, à l'instar de l'excellent article de Sonia Kruks (18), tiennent compte de la complexité de la pensée beauvoirienne et de ce est nommé son "réalisme dialectique"ou encore sa "subjectivité genrée"(sic) qui vise à prendre en considération "d'une part, l'existence des paramètres objectifs de la vie humaine, tels que le sexe, la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort et, de l'autre, la potentialité toujours présente d'une marge de pensée et d'action autonomes en situation que Simone de Beauvoir appelle 'liberté'". Il ne s'agit pas bien sûr, au long de quelques dizaines de pages, de prétendre tout dire sur Beauvoir et son oeuvre, mais seulement de tracer le cheminement d'une lecture possible qui a pour principal souci de ne pas falsifier, diminuer ou encore mutiler la pensée et le projet. Ce n'est pas en effet un hasard si Beauvoir écrivit un essai qui a pour titre Pour une morale de l'ambiguïté . Elle fut elle-même, au-delà des apparences et de l'image dans laquelle on la fossilisa, l'incarnation même de l'ambiguïté et de l'ambivalence - au sens positif, philosophique, qu'elle donne à ces mots comme expression de la complémentarité et de l'irréductibilité des contraires. Sa force, son élan vital, son élan créateur, elle les tenait de la confrontation, du face-à-face permanents des contraires en elle, de "la tension dialogique qui maintient en permanence la complémentarité et l'antagonisme"(19) . Ce n'est, j'y reviendrai, que lorsque cette confrontation et ce face-à-face n'étaient plus possibles, que lorsqu'un mur s'élevait entre l'un et l'autre, entre l'un et le regard de l'autre, entre l'un et l'autre en miroir, que s'ouvrait devant elle la béance de la mort. Cette ambivalence, ces contradictions, cette recherche d'une progression au sein d'un mouvement dialectique, elle sont partout à l'oeuvre dans ses écrits. On commence à le percevoir (20). Mais il ne suffit de l'interpréter comme "une oscillation entre aliénation et libération"(21) ni de parler, ce qui peut être par ailleurs exact à l'occasion, de "rupture épistémologique inachevée" dans sa pensée. L'ambiguïté est revendiquée, elle est revendiquée, on le verra plus en détail, dans l'oeuvre philosophique, elle est structurée, au niveau métaphorique, dans l'oeuvre de fiction. Le mythe de l'androgyne en effet, tel qu'il apparaît réécrit et réinventé au coeur de son oeuvre, ne doit pas être interprété uniquement comme la simple sublimation d'une bisexualité, dont on se doutait, remarquons-le en passant, avant la publication des lettres. D'ailleurs Simone de Beauvoir fut sans doute plus passionnément hétérosexuelle qu'homosexuelle. Le mythe tel qu'il apparaît chez elle est avant tout l'expression d'une quête fondamentale, non seulement existentielle, mais également éthique et politique : il manifeste la tentative, la volonté, ainsi que la difficulté, pour une femme du XXème siècle, et pour une femme-écrivain peut-être encore plus que pour toute autre, de recevoir et de rompre à la fois, selon la belle formule de Françoise Collin (22), le fil de l'héritage culturel et social, pressentant que tout renouvellement sociétal réel et profond doit passer, ne peut que passer, par la redéfinition du rapport à l'autre. Ainsi, après avoir été dénoncé comme promesse trompeuse pour jeunes filles rangées - cette chambre obscure et maudite où depuis l'aube d'une civilisation elles sont reléguées, enfermées - l'amour, dépassant largement le domaine du psychologique, peut retrouver ses lettres de noblesse et investir le champ du politique (23). Cela ne veut pas dire que, pour ce faire, l'amour doive être édulcoré et dépouillé de sa dimension sexuelle. Au contraire, l'androgyne, tel qu'il renaît sous la plume de Simone de Beauvoir, loin d'être l'incarnation du neutre, retrouve toute la vigueur de sa sexualité primitive. L'androgyne n'est pas un ange! Un livre récent (24) s'étonne que Beauvoir ne fut pas exactement l'idéal de la femme "libérée" telle que toute une génération a pu en créer le mythe, vivant les mêmes situations, ou les situations, et l'amour en particulier, de la même façon, que l'homme, sur un pied de parfaite égalité, rompant en tout point avec le destin traditionnel de la femme. Dès ses premières oeuvres (L'Invitée , Le Sang des autres , et Le Deuxième Sexe ), Beauvoir ne cesse de traiter le fait que les situations ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes, que les mots, et en particulier "le mot 'amour' n'(ont) pas du tout le même sens pour l'un et l'autre sexe et (que) c'est là une source de graves malentendus qui les séparent"(25). Mais c'est justement parce que, tout en luttant pour rapprocher les situations des hommes et des femmes et en travaillant à ce que les mots, comme les êtres, puissent enfin se rencontrer , elle sut s'entêter dans ses sentiments, parce qu'elle sut maintenir la spécificité de sa manière de vivre et de sentir, parce qu'elle sut ne pas renoncer à ses priorités, malgré les difficultés, malgré la souffrance, malgré les risques encourus, et en particulier celui d'être critiquée (26) pour les rapports qu'elle entretint, malgré tout et en connaissance de cause, avec les hommes - c'est pour cela qu'elle put développer une pensée autre du rapport à l'autre et de l'amour. Elle voulut l'égalité, sans aucun doute, mais sans renoncer à l'amour. C'est là que résident toute la difficulté, le tragique et la beauté de son entreprise. L'amour est au centre de sa vie. Mais elle en fait une force : le moteur de tout dépassement, de toute transgression, de toute création. Car l'amour, pour elle, n'est pas uniquement une question politique . Quand l'autre est dans le champ d'un miroir, l'amour est également une poétique . L'oeuvre ne fait pas que thématiser la quête de l'autre; elle est le lieu où cette quête se déroule, le lieu qui n'a pas d'autre raison d'être que cette quête. Le moi, le même, ne s'y regarde pas, ne s'y contemple pas, ne veut pas s'y retrouver: il s'y cherche. De façon remarquable, qu'elle raconte au passé ou au présent, qu'elle affabule ou qu'elle disserte, Beauvoir est fondamentalement tournée vers le futur, guidée par le seul objectif essentiel: la projection du moi présent vers l'autre à venir qui ne sera jamais totalement rejoint. Même l'autobiographie n'est pas chez elle, contrairement à ce qu'il peut paraître, complaisance narcissique. Vie et oeuvre sont conçues comme devant être complémentaires dans la même quête; ce sont deux moyens, deux chemins pour la mener. Bien que de nature différente, elles sont toutes deux concentrées sur une entreprise essentielle: tracer de la plume le fil invisible que le regard tend entre les contraires. Elles coïncident, elles convergent parfaitement dans cette tension qui leur est commune. L'oeuvre n'est pas pour Simone de Beauvoir une finalité en soi, qui viendrait se substituer à la vie, affirmer sa primauté sur la vie, selon la célèbre formule: "la vraie vie, c'est la littérature". Inversement, la vie ne saurait se suffire à elle seule. L'amour des mots, de la littérature, n'existe que dans la mesure où il vient servir la vie, aider à la construire, à l'accomplir. Et la vie n'échappe au néant de la mort que si elle est pérennisée par les mots. Ainsi, la femme-écrivain n'est à chercher ni seulement du côté de la vie, ni seulement du côté de la littérature, mais dans la volonté revendiquée d'exister de part et d'autre d'une frontière qu'elle a voulue transparente et perméable. L'autre en miroir , c'est sans aucun doute l'histoire d'une quête. C'est peut-être aussi l'histoire d'un échec. Il arrive que, sous le poids de la réalité, de l'Histoire et du temps (27), le miroir se brise. "L'autre en miroir" bascule du côté de l'utopie. La réalité ou l'Histoire s'interposent entre l'un et l'autre. Le lien se distend, se fragilise; l'image se brouille. Il reste la représentation d'une femme divisée, luttant pour éviter que le fil ne casse, que le regard ne devienne aveugle, que l'image ne s'efface. Quand il n'est plus possible de se reconnaître dans l'autre, la femme doit s'avouer sa spoliation, sa mutilation. "Cette part d'échec qu'il y a dans toute existence"(28), cela aussi elle l'a revendiqué. Elle n'a jamais prétendu être une héroïne. La guerre d'Algérie a fortement ébranlé Simone de Beauvoir, ses certitudes, sa vie, son oeuvre aussi. Dans le domaine privé, quand l'autre fait défaut, l'oeuvre doit jouer son atout maître. Elle peut, elle doit poursuivre avec obstination sa tâche: élaborer le monde tel qu'il devrait être, construire l'utopie que le monde a refusée. Par-delà l'échec, par-delà la mort, il reste la volonté d'une foi, la foi d'une écriture, qui forcent de la plume la porte de l'avenir. |
(1) Il semble qu'un numéro spécial des
Temps Modernes consacré à Simone de
Beauvoir soit prévu. Espérons qu'il
paraîtra avant le vingtième anniversaire.... (2) Mona Ozouf, La plume de ma tante, dans: Le Nouvel Observateur, 22 au 28 février 1990, p.69 et suivantes. (3) Mona Ozouf, Les Mots des femmes, Fayard, 1995, p. 316 (4) La Force des choses , Paris, Gallimard, nrf, 1963, p. 677 (5) Mona Ozouf, Id.ibid., p. 322 (6)Le Deuxième Sexe , Paris, Gallimard, nrf, 1949, tome 1, p. 22 (7) La Force des choses , op. cit., p. 677. (8) Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. (9) Pyrrhus et Cinéas , dans: Pour une morale de l'ambiguïté, Gallimard, collection "idées", n°21, p. 343 et 339 (10) ibid., p. 246 (11) C. Clément, H. Cixous, La jeune née, UGE, 1975, Coll. 10/18, 130. (12) Naomi Schor, Cet essentialisme qui n'(en )est pas un: Irigaray à bras le corps , dans : Féminismes au présent , Supplément Futur Antérieur, l'Harmattan, 1993, p. 93. (13) cf. Françoise d'Eaubonne, Le Complexe de Diane , Paris, Julliard, 1951 et Une Femme nommée Castor , mon amie Simone de Beauvoir, Paris, Encre, 1986, ainsi que Michèle Le Doeuff, L'Etude et le rouet , Paris, Edition du Seuil, 1989. (14) Françoise Collin, Actualité de la parité , dans: Projets féministes , n°4-5, février 1996, p. 99. (15) cf. Elisabeth Badinter, L'un est l'autre , Editions Odile Jacob, 1986. (16) La Force des choses , op. cit., p. 342. (17) cf. par exemple, parmi les plus récents, Noami Schor, op. cit., ou Sylvie Chaperon qui parle du "déni du corps" qui serait celui de Beauvoir (Le deuxième Simone de Beauvoir, dans: Les Temps Modernes , "Questions actuelles au féminisme", n° 593, avril-mai 1997, p. 135) et tant d'autres textes qu'il serait fastidieux de citer. (18) cf. Sonia Kruks, Genre et subjectivité: Simone de Beauvoir et le féminisme contemporain , dans: Nouvelles Questions féministes , 1993, vol. 14, n° 1. (19) Edgar Morin, Amour, poésie, sagesse , Editions du Seuil, 1997, p. 12. (20) cf. l'article de Sylvie Chaperon, La deuxième Simone de Beauvoir, op. cit. (21) Id. ibid., p. 134 et 138. (22) cf. Françoise Collin, Un héritage sans testament, dans: Les Cahiers du Grif, n°34, 1986, repris dans: La Société des femmes , Editions Complexe, 1992, p. 112. (23) Cette relation entre amour et politique est abordée par Edgar Morin, dans: Introduction à une politique de l'homme, 1965, et plus récemment dans: Amour, poésie, sagesse, op. cit. C'est, par ailleurs, sans aucun doute dans son lien au politique que Platon envisage l'amour dans son célèbre essai Le Banquet . (24) cf. Toril Moi, Simone de Beauvoir , Diderot Editeurs, 1995, 498 pages. (25) Le Deuxième Sexe, op. cit., tome 2, p. 477. (26) En particulier dans les monographies américaines. Est-ce un hasard? (27) Voilà encore un facteur trop souvent oublié par les études féminines: l'évolution de Beauvoir dans le temps. (28) cf. Prière d'insérer, dans: Une Femme rompue |